Quels âges as-tu ?
Quelle étrange question ! Plus qu’inhabituelle dans notre culture, où l’évidence est qu’on a un âge et pas plusieurs. C’est pourtant souvent cette question, des multiples âges qu’on aurait peut-être, qui ouvre, lors d’ateliers ou de groupes d’échanges autour de ces histoires d’âge(s), de nombreuses pistes de réflexions. Et si, en effet, nous pouvions non seulement avoir plusieurs âges, mais même en avoir des différents selon les moments ou selon quelle dimension de notre vie est au premier plan.
Dans un autre domaine que celui de l’âge, il ne faut pas remonter très loin dans le temps pour que des distinctions aussi essentielles que celles qui existent entre le sexe, l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle soient devenues suffisamment établies pour qu’elles puisent être, pour beaucoup d’entre nous, des concepts précieux et indispensables pour mieux (se) comprendre, penser et vivre.
Dans le domaine de l’âge, rien de tel. On parle d’âge presque toujours au singulier, comme s’il n’en existait qu’un (le chronologique), on réserve le terme « âgé » à une seule catégorie de la population (sur la distinction personne âgée / personne âgisée, voir ce petit article), distinguée des autres sur ce critère chronologique, et on laisse dans le grand chaudron des choses impensées l’immense éventail de tous les âges que nous avons, la réflexion autour du sentiment d’identité d’âge, les questions d’expression d’âge, et… toutes les autres en vrai. Et comme la domination adulte est plus complexe que la domination masculine, notamment parce qu’elle touche à la fois les personnes (chronologiquement) jeunes et les personnes (chronologiquement) vieilles, et qu’elle est bien souvent, au cours de la vie d’une même personne, et subie et agie, on n’en parle que peu. L’âgisme lui même est sans doute actuellement, de toutes les discriminations importantes, la plus invisible, la plus banalisée, la moins pensée. Et la moins combattue.
Mais je reviens aux âges. Juste ici, en attendant le temps d’y plonger plus longuement, pour proposer quelques pistes de réflexions. Un peu brut de décoffrage, puisque face au « bloc de l’âge » – au monolithe de l’âge chronologique –, un peu indispensable de commencer par quelques grandes distinctions. Je les ferai en citant des témoignages reçus ici et là lors de ces ateliers, de ces groupes de parole, où ces histoires d’âges sont abordées.
Quel âge as-tu ?
Quels âges j’ai, tu veux dire ?
Par quoi commencer ?
Tiens, selon avec qui nous sommes !
« Pour moi déjà : quand je joue avec mon fils, qui a 8 ans, j’ai clairement a peu près le même âge que lui. Sérieux, je m’attends presque à entendre soudain une voix d’adulte qui va dire : « A table les enfants ! », et puis je me souviens que ça risque pas d’être prêt, vu que c’est moi l’adulte qui doit aller préparer le déjeuner. Et à d’autres moments, au contraire, si je suis avec les autres mamans à papoter devant l’école, mon vécu d’adulte est pleinement présent – d’adulte, d’ailleurs, plus que de trentenaire, parce là, dans ce groupe de mère, j’ai le sentiment qu’on a toutes le même âge, une sorte « d’âge de mère », et que le fait que certaines aient 25 ans et d’autres 40 ne change pas grand chose. »
« Ce que j’ai remarqué, parfois le même jour, c’est que mon âge varie en fonction des autres. Quand j’accompagne ma mère a un rendez-vous médical ou à un déjeuner avec ses copines, je me sens jeune, sans doute parce qu’on me perçoit aussi comme telle ; alors que quand je vais jouer au foot avec les copines, entre mon corps qui me paraît lent et les copines qui ont dix ans de moins que moi, je me sens vieille ! En vrai, je suis pas sûre d’avoir jamais exactement l’âge que j’ai ! Je suis souvent au-dessus ou en-dessous. »
De nombreuses personnes témoignent aussi des étonnantes variations de leurs ressentis d’âge(s) dans les situations où elles relationnent amoureusement avec une personne qui est (chronologiquement) plus jeune ou âgée qu’elles. Expériences que selon les moments, selon les dimensions en jeu, on peut socialement être, et intérieurement se vivre et se sentir, rajeuni·e, ou vieilli·e, par l’âge différent de l’autre.
Il existe donc bien de âges sociaux, des âges relationnels, qui dépendent de comment on est regardé·e, d’avec qui on est, de ce qu’on fait, de notre place dans un groupe, dans une famille, dans une fratrie, etc.
Et notre corps, il nous dit quoi ?
« On a l’âge de ses artères, il paraît. Je le trouve con, ce dicton. C’est vrai que je me sens plus vieille quand je suis fatiguée ou malade que quand je suis en pleine forme. Mais mes artères, elles ont l’âge qu’elles ont, non ? Quoique… Je sais pas, en vrai. Je sais bien en fait que même ça… Parce que mes artères, elles ont le même âge que celles de mon voisin, qui a le même âge que moi, mais elles ont aussi l’âge de comment on mange, du boulot qu’on fait. Je le vois bien, que mon corps de bourgeoise végétarienne et sportive, il a pas le même âge que le sien ! »
Oui, clairement, les corps n’ont pas leur âge chronologique. Et il suffit de regarder les différences d’espérance de vie, et surtout d’état de santé à âges équivalents, entre des ouvrier·es et des haut·es fonctionnaires, pour savoir que le « tous·tes égaux.ales avec le corps face au vieillissement et à la mort » est aussi faux que le « tous·tes égaux.ales » à l’école ou le « tous·tes égaux.ales » aux yeux de la loi.
(Elle a quel âge, la Loi, tiens ? Mais voyons, elle n’a pas d’âge, et elle se moque des âges ! Ah, tiens, c’est étrange, quand même, si elle se moque des âges, qu’elle fasse des dispositifs genre RSA (revenu de solidarité active) jeunes, qui les sous-traite avant leur 25 ans, ou genre APA (allocation personnalisée d’autonomie), qui sous-traite les personnes en situation de handicap de plus de 60 ans. Mais passons…)
Et notre expression d’âge ?
« Je me souviens, quand j’ai commencé à bosser, à la fin de mes études, je suis allée m’acheter des vêtements pour me vieillir au travail, tailleurs et compagnie. Et maintenant, c’est plutôt : je donne mes minis jupes parce que j’ose plus les porter. » On a un âge d’apparence, évidemment. Un endroit d’ailleurs où les injonctions (ici aussi, beaucoup plus violentes pour les femmes que pour les hommes) sont omniprésentes. Quand on est jeune il est souvent indispensable de faire plus âgée, parce qu’en culture adultiste on est prise davantage au sérieux quand on a l’air d’une femme que d’une jeune femme. Mais il ne faut surtout pas porter de signes, oh, même pas qu’on est vieille, juste qu’on vieillit. Il n’est jamais trop tôt pour cacher la première ridule. Nulle femme n’échappe à l’enrôlement dans la guerre « anti-âge », de l’adolescence à la grande vieillesse. Bref, cacher son âge dès qu’il signifie qu’on vieillit. Faire jeune. Mais pas trop non plus ! Attention : si notre expression d’âge s’éloigne trop de l’âge qu’on nous assigne pour d’autres raisons (chronologiques, corporelles, familiales, sociales, etc.), gare à nous. Nous sommes alors, particulièrement en tant que femmes, ridiculisées et accusées de « jouer les jeunes », de ne pas assumer notre âge. En culture adultiste qui réserve le monde aux 30-50 ans (et aux 25-35 ans pour les femmes), « faire jeune » quand on a plus de 40 ans, c’est refuser d’être poussée vers la sortie (des médias, de l’emploi, des amours, etc.), et c’est quand même absolument honteux de refuser ainsi d’être poussée vers la sortie quand le capitalisme patriarcal n’a plus besoin de nous. Non, mais, quand même ! Sous prétexte qu’on nous a sexisées, domestiquées, maternisées, exploitées…, on voudrait éviter d’être âgisées, maintenant. Quel culot. Bref, le mieux, côté expression d’âge, passée la jeunesse, c’est que nous portions bien gentiment celle qui arrange une société qui veut nous oublier, autrement dit, le style invisible et fondue dans le décor.
En tout cas, on a clairement une expression d’âge comme on a une expression de genre. Qui peut, ou pas, coller avec l’âge chronologique, ou avec d’autres. Dont on peut plus ou moins jouer (parce que ça a un sacré coût, économique notamment, de pouvoir être Générale ou Colonelle dans la guerre anti-âge). Mais avec laquelle, comme pour l’expression de genre, la marge de manoeuvre est faible, tant ici aussi notre société est normative et possède mille manières de punir les joueur·ses et les anormé·es.
Et nos âges psychiques ?
Je dis « nos », parce qu’il(s) bouge(nt) tellement, l’âge (les âges) que nous éprouvons intérieurement. Déjà parce que nous sommes à certains endroits en nous tous les âges que nous avons eus. Et qu’il suffit parfois de peu (un souvenir très fort, une activité particulière…) pour que nous soyons tellement relié·es à ces âges-là qu’ils rendent poreuses les frontières psychiques entre le présent et le passé.
(Et je ne parle pas ici, ce qui demanderait un article entier, des situations où, à cause par exemple de la présence d’événements traumatiques, et·ou en lien avec des phénomènes dissociatifs, ont été figées certaines parts de nous, en nous, à des âges différents. Ces phénomènes font que nous pouvons vivre des moments entiers de notre vie, psychiquement, à un âge psychique qui peut être éloigné de plusieurs décennies de notre âge chronologique.)
Et nous sommes aussi, parfois, des âges que nous n’avons pas encore. « Vers mes quarante ans, suite à un accident, j’ai vécu une longue période de « convalescence », difficile, je m’en souviens, à tous les points de vue. Y’a pas que le corps qui avait dégusté. A l’époque, je me l’étais dit, mais rapidement, que je vivais là, au milieu de ma vie, quelque chose qui était de l’ordre de la vieillesse. J’y ai repensé récemment. Eh bien, bonne nouvelle pour moi, d’ailleurs : mes 71 ans sont bien plus mentalement joyeux que ce que j’avais alors pensé ! Mais j’ai quand même un peu le sentiment d’avoir alors vécu un bout de vieillesse. »
Nos âges psychiques. Une dimension qu’il paraît incroyable de devoir défendre, alors qu’elle est une évidence éprouvée par toutes les personnes qui parlent de ce qu’elles vivent et expérimentent avec l’âge. Mais nécessaire de la défendre face à une culture où les dimensions administratives, chronologiques et biologiques en arrivent à dominer et écraser nos ressentis. Il faut donc le rappeler : nul n’a jamais prouvé, et tout prouve même le contraire, que l’esprit ne vieillit pas comme le corps, que le cerveau ne vieillit pas comme les autres organes, et qu’on ressent et qu’on pense différemment, et parfois « mieux » (je parle là de ce que disent beaucoup de personnes, qu’elles sont plus heureuses de penser comme elles pensent à l’âge qu’elles ont, qui peut être 40, 60, ou 90 ans, qu’à d’autres âges de leur vie), quand on est chronologiquement vieille·vieux. Alors qu’on est à peu près tous·tes d’accord pour dire qu’on court ou qu’on tient une fête toute la nuit de manière plus facile à 30 ans que quelques décennies après…
Et nous sommes ainsi certainement, aussi, à plein de moment, plongé·es dans des ressentis d’âge où ce qui domine c’est la sensation que grandir et vieillir, c’est pareil, qu’il n’y a pas d’âge où grandir s’arrêterait et où vieillir commencerait. Où nos différents âges se mélangent, sans qu’il y en ait un qui domine tous les autres. Que nos sensations liés au temps, à la durée, à la vie dans le temps et la durée, sont absolument impossibles à restreindre, à simplifier, à appauvrir jusqu’à pouvoir poser sur elle un minable petit chiffre. Mais pour pouvoir se battre contre ce qui réduit les expériences de la vie dans le temps à de minables petits chiffres, il faudrait aussi des études, des réflexions, des ouvrages, sur le sujet. Il n’y en a presque pas. L’âgisme se nourrit aussi de l’indifférence à ces questions. Les questions existentielles, de toutes façons, c’est bien connu, c’est pour les enfants et les vieilles·vieux qui n’ont que ça à faire qu’à rêvasser.
Et les moments sans âge !
L’âge est tellement présent dans nos sociétés qu’il devient rare de ne pas devoir s’y confronter, voire s’y conformer, tout le temps. Mais dans la solitude, comme dans nos rêves, comme dans plein de moments où nos coeurs l’emportent sur nos têtes, c’est tellement différent…
« Je repensais l’autre fois à cet été où j’avais bossé, quand j’avais 20 ans, dans une maison de retraite. Plusieurs très vieilles dames m’avaient parlé, presque avec une certaine gène, comme si « ça ne se faisait plus à leur âge », du fait qu’elles étaient amoureuses. Je me souviens être totalement tombée des nues ! Non seulement parce que je n’imaginais pas qu’on puisse tomber amoureux à n’importe quel âge de la vie, mis surtout parce qu’elles m’en parlaient comme moi j’en parlais quand ça m’arrivait. Les mêmes émotions, la même surprise d’être emportée par ce sentiment, la même timidité, la même profusion de tous ces petits trucs relationnels et émotionnels qui sont si trop choupis quand on est dedans et si tellement culculs quand on les regarde de dehors. Et depuis, d’années en années, je n’ai cessé de le vivre : quand on est en amour, on n’a pas d’âge. »
« Parfois, je songe à ce passage de Robinson où Tournier imagine que Robinson, quand il est récupéré un jour sur son île, découvre qu’il a chronologiquement au moins dix ans de plus que ce qu’il pensait. Sur son île, sans tous les rappels incessants de son âge, il s’en est vécu un autre, fondé sur tout sauf sur le chronologique. Sans doute en partie comme le faisaient tous les êtres humains d’avant les mesures du temps. Quelle liberté ! »
Oui, et imaginer cette liberté parle aussi de la masse des barrières, en plus de celles des calendriers, qui nous incitent à ne pas vivre en conformité avec l’âge et les âges que nous ressentons. Qui nous assignent à l’âge seul que nous avons chronologiquement – et dont le poids politique et administratif de gestion (notamment capitaliste et patriarcale) des populations fait craindre qu’il sera encore bien plus difficile d’enlever de nos cartes d’identité l’année de naissance que le sexe assigné.
On pourrait parler aussi de nos âges culturels (cette part en nous qui a un peu l’âge de sa génération, qui partage via le commun générationnel un certain vécu culturel) ; de nos âges politiques, toutes ces intersections où l’âge croise aussi d’autres discriminations, et où, en tant notamment que femme – et potentiellement que femme racisée, lesbienne, non valide, grosse, etc. –, et selon qu’on nous veut mariable, ou mère, ou grand-mère disponible h24, ou aidante de nos parent·es très âgé·es, ou active, ou discrète, ou dépendante (du chef de famille), ou indépendante (on va pas obliger la société à s’occuper de nous quand même)…, on nous enjoint encore plus à rester bien à l’âge où ça arrange bien qu’on soit. Là, d’ailleurs, remarquons au passage que l’âge chronologique, les dominants le déforment à leurs envies et besoins, quand il s’agit de faire croire que des enfants sont consentantes, que des travailleuses aux corps usés peuvent encore travailler des années de plus, que des retraitées n’ont que l’énergie pour ça, de s’occuper des petits-enfants, et de soigner les très vieilles et vieux, et de faire vivre les assos loi de 1901, etc.
C’est bien d’ailleurs parce que nous avons et éprouvons plein d’âge différents qu’une partie des phénomènes que nous vivons liés aux âges sont des phénomènes de concordance ou de discordance (entre par exemple notre âge ressenti et notre âge chronologique). Là, il suffit que ces phénomènes ne soient pas pensés collectivement pour qu’ils deviennent sources d’exclusions et de difficultés. Dans certaines communautés, par exemple, parce que l’âge vient créer des barrières là où pourtant les expériences communes pourraient l’emporter (je pense ici notamment à beaucoup de personnes queers qui, lesbiennes, non-binaires, trans, le découvrant et·ou le devenant après 40 ans, se voient souvent exclues d’espaces communautaires pour qui l’évidence démographique (plus de personnes queer de 25 ans que de personnes queer de 45 ou de 65) l’emporte sur la pensée des questions d’âges. Et donc…, faute d’être pensés, ces espaces restent âgistes.
Et l’âge chronologique, alors, il est où dans tout ça ?!
Il devrait être si peu là, quand on compare sa pauvreté – il ne dit vraiment pas grand chose, l’âge chronologique, il dit très vaguement l’âge corporel et il dit vaguement l’âge culturel, qui sont surtout des machines mentales à masquer certaines dominations (vraiment, on est égales·égaux devant la télé ?, parce que tous·tes les gens·tes né·es en France en XXXX ont regardé Goldorak ou les Pokemon et on la même culture ? Ben oui, c’est connu qu’on entre à HEC ou à l’ENA sur des quizz sur Goldorak ou les Pokemon.) Et pourtant, l’âge chronologique est partout : sur la carte d’identité, sur le profil des applis de rencontres, sur les formulaires administratifs, sur la moindre carte de « fidélité » ou de transport, et on nous le demande tout le temps, même quand ce n’est absolument pas nécessaire. C’est un tel facteur d’idées reçues et de discriminations que dès qu’on peut le faire, on est beaucoup à le cacher, ou à le modifier, renforçant ainsi malgré nous l’âgisme qu’on veut combattre.
A suivre…
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