Sous le titre "Le vocable du vieillissement contribue-t-il à dénigrer nos vieux ?", Hospimedia publie une interview croisée de Florence Leduc, présidente de l’Observatoire de l’âgisme, et de Jean-Jacques Amyot.
" Soucieuse de redorer l’image de la vieillesse en éradiquant tout terme négatif à son propos, Michèle Delaunay n’a de cesse de travailler sur notre vocable. Autonomie, avancée en âge, seniors... la ministre fait de la sémantique une béquille aux préconceptions boiteuses de notre société. Politique du sémantiquement correct, cache-misère ou raisonnement éclairé ?
Anecdotique pour certains, le poids des mots révèle pourtant de nombreux enjeux. En tentant de glamoriser la vieillesse par exemple, la ministre des personnes âgées et de l’autonomie espère modifier le regard de la société envers ceux qui représenteront demain plus d’un tiers de la population française. Malgré les bonnes intentions, la recette ne fait pas consensus.
"Le vocabulaire est un symptôme", lâche Florence Leduc. Tout aussi convaincue que Michèle Delaunay de l’importance des mots, la présidente de l’observatoire de l’âgisme tire une conclusion bien différente de celle de la ministre. Pour elle, changer les mots ne change pas le regard. "Il faut arrêter de fustiger les mots. La dépendance, les vieux... ce n’est ni péjoratif, ni discriminatoire ! C’est la réalité d’une personne à un moment donné."
Surnommer pour ne pas nommer
Comment comprendre donc cette propension à gommer des mots pourtant clairs et explicites ? Pour le psychosociologue Jean-Jacques Amyot, tout part justement de cette notion de réalité évoquée par Florence Leduc. "À l’image du cancer qui se transforme en "longue maladie", il y a une magie du mot qui fait qu’en ne citant pas la chose, on a l’impression que la réalité n’existe pas. C’est pour cela qu’on a inventé le terme de 3e âge au début des années 60. Avec l’avancée en âge, on a ensuite inventé le 4e âge et même le 5e âge. S’est imposée une course folle où l’on a créé de nouveaux termes pour se donner l’impression d’être toujours jeune."
Devant ce déni social, en apparence indolore, émerge en fait la répulsion pour celui qui ne répond plus au diktat du bien-vieillir. "Les vieux qui nous posent problème, reprend Jean-Jacques Amyot, - ceux qui nous coûtent cher et nous interdisent le rêve d’éternité pour reprendre Maisondieu - sont relégués à une catégorie balai. Ce transfert s’effectuait d’abord du 3e âge vers le 4e âge, puis du retraité vers la personne âgée, pour en arriver aujourd’hui du senior - plus dynamique - au dépendant." Également souligné par Florence Leduc, le terme de "dépendant" en remplacement de celui de "personne dépendante" est cette fois lourd de sens. En passant de caractéristique à nature, la dénomination objectifie la personne âgée pour Jean-Jacques Amyot, et l’exclut de l’humanité.
Dépendance et perte d’autonomie, "confusion redoutable"
Si l’on comprend donc le rôle que pourrait jouer le vocabulaire dans la réhumanisation des personnes âgées, le travail autour des mots peut vite s’avérer délétère. Florence Leduc explique. "En remplaçant un terme par un autre, pour faire joli, on vide les mots de leur sens, on en oublie leur définition. Et au final, avec beaucoup d’effet de mode et d’effet de culpabilité, on crée de la confusion."
Première des confusions, le glissement sémantique de "dépendance" vers "perte d’autonomie". Michèle Delaunay n’en démord pas, le terme est à jeter aux oubliettes (Que n’avait-on pas fait sous Sarkozy en proposant une grande réforme de la dépendance !). Pas inhabituelle, cette prise de position n’est pas non plus anodine, rappelle Florence Leduc, en évoquant la transformation, en 1997, de la Prestation spécifique dépendance (PSD) en Allocation personnalisée à l’autonomie (Apa) sous l’impulsion de Paulette Guinchard, alors députée. Cette "confusion redoutable entre incapacité fonctionnelle et incapacité décisionnelle" signifierait-elle que les personnes n’ont plus le droit de décider de leur façon de vivre si elles ont besoin d’être aidées dans les actes de la vie quotidienne ? La question que pose le sociologue Bernard Ennuyer en dit long.* Sous cet angle, la confusion sémantique s’avère donc "très dangereuse" pour Jean-Jacques Amyot, qui, tout comme Florence Leduc, tient à le rappeler : "nous sommes tous interdépendants".
Michèle Delaunay n’a cependant pas totalement tord lorsqu’elle insiste sur le besoin de supprimer le terme de "prise en charge" au profit de celui d’"accompagnement". "La prise en charge, j’en parle quand je traite de l’administratif ou du financier", expose Florence Leduc. Jean-Jacques Amyot, lui, évoque ses petits boulots de jeunesse au volant d’un transpalette. Clairement, la prise en charge, longtemps utilisée pour qualifier l’aide aux âgée, conduit à la "chosification". Aussi Jean-Jacques Amyot rebondit-il : le terme de "fragilité", amené par les gériatres américains, est lui aussi inadapté. "Les mots ont un poids. On a beaucoup trop tendance dans le sanitaire ou le médico-social à ramener à des termes d’usinage. "Fragile", c’est ce que l’on voit sur un carton. Il faut lui préférer le terme "vulnérable", au moins, on est sûr que l’on a à faire à de la vie". Et à Florence Leduc de conclure : la langue est suffisamment riche pour que nous utilisions les bons mots au bon moment."
Agathe Moret
* Lire "Enjeux de sens et enjeux politiques de la notion de dépendance", Gérontologie et Société n°145, FNG.
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