Jusqu’à présent, les « personnes âgées ou handicapées » ne pouvaient faire librement des dons à des personnes rémunérées pour leur travail auprès d’elles. Une récente décision du Conseil constitutionnel met fin à cette mesure.
Une controverse s’ensuit : pour les uns, dont Diego Pollet, dont nous reproduisons ci-dessous la réaction (parue dans le numéro d’avril 2021 de la revue AJ Famille), cette mesure était âgiste, puisqu’elle considérait toutes les personnes âgées ou handicapées comme en incapacité psychique de disposer librement de leur patrimoine.
Pour les autres, tel Jérôme Casey, dont nous mettons ensuite en pdf l’article (paru dans le même numéro de AJ Famille), ne pas maintenir cette mesure ouvre la porte à des abus de vulnérabilités et va augmenter les maltraitances financières.
L’Observatoire de l’âgisme remercie la revue AJ Famille de l’autoriser à reproduire ici ces textes.
Chapeau du dossier d’avril 2021 d’AJ Famille consacré au sujet :
Libéralités en faveur des intervenants à domicile : controverse
" Dans une décision du 12 mars 2021 (n° 2020-888 QPC), le Conseil constitutionnel censure comme portant une atteinte disproportionnée au droit de propriété les dispositions de l’art. L. 116-4 CASF qui limitent la capacité de toutes les personnes âgées ou handicapées bénéficiant d’aide à domicile à disposer librement de leur patrimoine en faveur des personnes qui leur apportent, contre rémunération, des services à la personne à domicile.
Ainsi, les mots « ou d’un service soumis à agrément ou à déclaration mentionné au 2 ° de l’art. L. 7231-1 c. trav. » figurant au premier alinéa du paragraphe I de l’art. L. 116-4 CASF et les mots « ainsi qu’aux salariés mentionnés à l’art. L. 7221-1 c. trav. accomplissant des services à la personne définis au 2 ° de l’art. L. 7231-1 du même code » figurant au second alinéa du même paragraphe sont contraires à la Constitution. Et la déclaration d’inconstitutionnalité est à effet immédiat ! (1)
Cette décision est loin de faire l’unanimité. Si elle est approuvée par les uns, dont Diégo Pollet, elle est fortement critiquée par d’autres, dont Jérôme Casey."
Quand Le conseil constitutionnel dénonce la discrimination par l’âge par Diégo Pollet (Avocat à la Cour, Docteur d’État en droit)
La loi no 2015-1776 du 28 déc. 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement avait élargi le périmètre des incapacités frappant les professionnels de l’aide aux personnes âgées. En substance, son art. 28 faisait interdiction aux intervenants à domicile de recevoir des dons ou legs de la part des personnes dépendantes dont ils s’occupent. Cette interdiction s’imposait quelle que soit la santé intellectuelle du bénéficiaire de cette aide à domicile ; elle était donc absolue.
Le législateur assimilait ainsi diminution de l’autonomie fonctionnelle, celle du corps, et diminution de l’autonomie de la volonté ; il institutionnalisait, ce faisant, une discrimination à l’égard des per- sonnes dépendantes, âgées notamment, en confondant limitation physique et insanité d’esprit. Cette discrimination était d’autant plus sournoise qu’elle était consciente mais voilée derrière une visée de « Protection des personnes handicapées et des personnes âgées » (titre surmontant l’article en cause) ; il s’agissait bien plus sûrement d’une surprotection des héritiers présomptifs pourtant déjà armés par le droit positif contre les captations d’héritage.
Ici même, alors que ce texte était encore en discussion au Parlement, nous nous étions alarmés de cette disposition « liberticide et discriminante » et nous concluions : « Sa constitutionnalité devra être interrogée » (2). Il aura fallu attendre cinq ans.
La Cour de cassation a en effet été saisie en décembre dernier par le tribunal judiciaire de Toulouse d’une QPC relative audit art. 28 codifié au I de l’art. L. 116-4 CASF. La Cour a jugé que la question avait un « caractère sérieux » et l’a donc renvoyée au Conseil constitutionnel (3).
La QPC avait été initialement posée par l’employée de maison, légataire à titre particulier d’un appartement ; elle se défendait ainsi contre les légataires universels, cousins du disposant décédé, ayant assigné en nullité de ce legs.
Le défendeur avait adroitement posé la question sous l’angle du droit de propriété et précisément celui du droit des personnes âgées à disposer librement de leurs biens. Il avait ainsi retourné le problème de l’interdiction de recevoir de l’aidant, peu apte à retenir l’attention des Sages, en celui de l’interdiction de donner frappant l’aidé.
Le Conseil constitutionnel, dans une décision n° 2020-888 QPC du 12 mars 2021, a jugé que « l’interdiction générale contestée porte au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l’objectif [de protection] poursuivi » (4). Le Conseil a en conséquence déclaré l’inconstitutionnalité totale et l’abrogation immédiate des dispositions susvisées interdisant aux personnes dépendantes de gratifier ceux qui leur apportent, contre rémunération, des services à la personne à domicile.
Les motivations de la décision sont claires et tranchantes : l’on ne peut déduire de la seule nécessité d’une assistance à domicile, ni une altération de la capacité à consentir, ni une vulnérabilité particulière ; cette logique est d’autant moins admissible, ajoute le Conseil, que le texte contesté ne laisse aucune possibilité d’apporter la preuve contraire.
Cette décision pourrait contribuer à faire prendre conscience aux acteurs sociaux d’une véritable discrimination systémique à l’encontre des citoyens âgés ; la discrimination institutionnalisée en 2015 qu’elle vient de stigmatiser en était une émergence particulièrement visible.
Par leurs actions conjuguées, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel veillent à leur manière à ce que le corps social ne tolère ni ne s’habitue à assimiler d’emblée le vieillissement à la diminution mentale et à une citoyenneté dégradée.
« Préférer gratifier la présence et l’affection plutôt que l’absence et le désintérêt », comme le plaidait joliment l’auteure de la QPC, témoigne à notre avis davantage d’une humanité accomplie que d’un affaiblissement mental.
(1) CASF, art. L. 116-4 - « I.- Les personnes physiques propriétaires, gestionnaires, administrateurs ou employés d’un établissement ou service soumis à autorisation ou à déclaration en application du présent code ou d’un service soumis à agrément ou à déclaration mentionné au 2° de l’art. L. 7231-1 c. trav., ainsi que les bénévoles ou les volontaires qui agissent en leur sein ou y exercent une responsabilité, ne peuvent profiter de dispositions à titre gratuit entre vifs ou testamentaires faites en leur faveur par les personnes prises en charge par l’établissement ou le service pendant la durée de cette prise en charge, sous réserve des exceptions prévues aux 1° et 2° de l’art. 909 c. civ. L’art. 911 du même code est applicable aux libéralités en cause. L’interdiction prévue au premier alinéa du présent article est applicable au couple ou à l’accueillant familial soumis à un agrément en application de l’art. L. 441-1 du présent code et à son conjoint, à la personne avec laquelle il a conclu un pacte civil de solidarité ou à son concubin, à ses ascendants ou descendants en ligne directe, ainsi qu’aux salariés mentionnés à l’art. L. 7221-1 c. trav. accomplissant des services à la personne définis au 2° de l’art. L. 7231-1 du même code, s’agissant des dispositions à titre gratuit entre vifs ou testamentaires faites en leur faveur par les personnes qu’ils accueillent ou accompagnent pendant la durée de cet accueil ou de cet accompagnement. II.- Sauf autorisation de justice, il est interdit, à peine de nullité, à quiconque est frappé de l’interdiction prévue au I de se rendre acquéreur d’un bien ou cessionnaire d’un droit appartenant à une personne prise en charge, accueillie ou accompagnée dans les conditions prévues par le I ou de prendre à bail le logement occupé par cette personne avant sa prise en charge ou son accueil. Pour l’application du présent II, sont réputées personnes interposées, le conjoint, le partenaire d’un pacte civil de solidarité, le concubin, les ascendants et les descendants des personnes auxquelles s’appliquent les interdictions ci-dessus édictées. »
(2) Une loi liberticide et discriminante pour les personnes dépendantes, AJ fam. 2015. 247.
(3) Civ. 1re, 18 déc. 2020, no 20-40.060.
(4) D. 2021. 526.
Ci-dessous, en PDF, ARTICLE : Des réalités de terrain oubliées, de Jérôme Casey (Avocat associé au barreau de Paris ; Maître de conférences à l’université de Bordeaux)