A la suite des propos d’Alain MINC, distinguant notamment les dépenses de santé de vieilles personnes, qualifiées de "luxe", de celles des plus jeunes, l’Observatoire de l’âgisme relaie cette tribune de Luc Broussy.
Alain Minc nous a tellement donné l’habitude de parler avec un aplomb teinté d’une incroyable suffisance que plus personne ne se donne le droit de contredire ses propos au risque d’apparaître comme un benêt inculte. Dans quelle confusion des valeurs sommes-nous pourtant pour que le discours d’Alain Minc sur le coût des « très vieux » n’ait pas engendré un torrent de protestations unanimes ?
Qu’a dit le conseiller du Président Sarkozy sur France Info le 7 mai dernier ? « Nous avons 4 sujets de dérapage » a-t-il commencé, « les retraites, le déficit de l’Etat (…) les collectivités locales (…) et puis il y a un 4ème problème dont on ne parle jamais c’est l’effet du vieillissement sur les hausses des dépenses d’assurance maladie et la façon dont on va le financer. »
« Je vais vous l’illustrer à travers un exemple qui me fascine et où je vais tenir un propos peut-être plus progressiste que ce que vous avez vous-même en tête (sic…). En tout cas, c’est ce que m’a dit un jour un syndicaliste. Moi, j’ai un père qui a 102 ans. Il a été hospitalisé 15 jours en service de pointe. Il en est sorti. La collectivité française a dépensé 100.000 euros [1] pour soigner un homme de 102 ans. C’est un luxe immense, extraordinaire. Pour lui donner quelques mois, ou j’espère, quelques années de vie. Je trouve aberrant que quand le bénéficiaire a un patrimoine ou quand ses ayant-droits ont des moyens, que l’Etat m’ait fait ce cadeau à l’œil. Et donc je pense qu’il va bien falloir s’interroger sur le fait de savoir comment on récupère les dépenses médicales sur les très vieux en mettant à contribution ou leur patrimoine quand ils en ont un ou le patrimoine de leurs ayant-droits. Et ça, j’attends de voir dans le programme socialiste, ce serait au programme socialiste de dire ce genre de choses ».
Non, le vieillissement n’est pas la cause majeure de l’explosion des dépenses de santé.
Du premier poujadiste venu, une telle assertion n’aurait pas parue plus aberrante que cela. Car en effet, le raisonnement est tentant : les « très vieux » ont une forte consommation de soins ; les « très vieux » seront de plus en plus nombreux donc…les « très vieux » seront la cause principale, dans les 40 prochaines années, de l’explosion des dépenses de santé. Tentant en effet…mais totalement faux ! Et Alain Minc, qui n’est justement pas le premier venu, ne peut l’ignorer.
Un récent rapport du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) vient, fort opportunément le rappeler. Certes, la consommation de soins est une fonction croissante de l’âge. Les plus de 75 ans représentent 8% de la population mais 20% des dépenses. Mais ici la dépense n’est pas liée à l’âge mais bien… à la maladie. Le nonagénaire qui n’est pas malade consommera peu de soins. Mais il est vrai que les maladies se concentrent sur le grand âge. Autrement dit, les « très vieux » sont de gros consommateurs de soins non parce qu’ils sont « vieux » mais parce qu’ils sont « malades » !
Le poids des dépenses des « très vieux » restent au demeurant à relativiser. Ainsi, les « plus de 85 ans » consomment en France autant de dépenses de soins que les « moins de 10 ans ». Faut-il dès lors s’interroger sur la limitation des soins à ces sales gosses qui dépensent trop ? Quant aux dépenses de soins engendrées lors de la dernière année de vie, dont on sait qu’elle est l’année la plus « consommatrice de soins », elles représentent 8% de la dépense totale d’une vie.
Le rapport du HCAAM à la suite de tous les travaux scientifiques menés ces dernières années (ceux de Brigitte Dormont notamment) montre enfin que l’impact du vieillissement sur la hausse des dépenses de santé est totalement mineur. Ainsi, la part des dépenses de santé dans le PIB de « l’Europe des 15 » devrait passer de 7,7% en 2005 à 12,8% en 2050, soit une hausse de 5,1 points. Or, sur ces 5,1 points, le seul impact du vieillissement démographique pèse pour…0,4 point ! Tous les experts sérieux le savent : ce sont les incidences des progrès technologiques ainsi que les modes de consommation qui sont les principales causes de la croissance des dépenses.
On le voit d’ailleurs à travers les exemples étrangers. Quel est le pays où le vieillissement de la population a été le plus massif ? Le Japon, pays dont les dépenses de santé sont passées en 1960 à 2006 de 3 à 7 points de PIB. Dans le même temps, les Etats-Unis et la France, où la tendance au vieillissement était nettement moindre, connaissaient une évolution des dépenses de santé de 7 à 15% du PIB pour les premiers et de 4 à 11% pour la seconde… Expliquez avec de telles statistiques que le vieillissement constitue la cause essentielle de l’explosion future des dépenses est une aimable galéjade.
Mais au-delà de son caractère scientifiquement et statistiquement totalement erroné, le propos d’Alain Minc choque plus encore sur le plan des principes.
Car, à travers son raisonnement, il met ni plus ni moins à mal le cœur même du modèle social français d’assurance maladie. Celui-ci est en effet basé sur la solidarité entre malades et bien-portants. Tout le monde cotise -y compris, faut-il le rappeler, les retraités. Et ne reçoivent que ceux qui, à un moment donné, ont besoin du soutien de la collectivité parce qu’ils sont malades. Ce modèle, Alain Minc, lui fait « souffrir » deux exceptions : le malade ne doit pas être ni « très vieux », ni trop riche.
En stigmatisant le-salaud-de-vieillard-qui-coûte-des-milliers-d’euros-à-la-collectivité pour grappiller quelques mois supplémentaires de vie, Alain Minc est à la limite de l’abject. Mais tel un gros malin, il a pris pour exemple celui…de son propre père afin de ne pas être soupçonné de parler uniquement pour les autres. Bien joué ! Son propre père a 102 ans. Un âge censé être canonique. Or, si la France comptait 200 centenaires en 1950, elle en compte 20.000 aujourd’hui et ce chiffre, en 2050, est évalué entre 80.000 et 150.000 ! Commencer à s’interroger sur la légitimité de délivrer des soins coûteux à des assurés sous prétexte de leur âge est socialement et humainement détestable. On en reparlera lorsqu’Alain Minc lui-même aura 100 ans…
Mais Minc est plus fin : il stigmatise le vieux « riche », celui qui a du patrimoine ou dont les enfants « ont les moyens ». Peut-être pour exciter les hordes de « jeunes pauvres en bonne santé » qui en ont assez de payer pour des « vieux malades riches de 102 ans »… Ce faisant, il attise un peu plus une potentielle « guerre des âges » et jette par le balcon le principe même de solidarité entre générations.
En conclusion de son propos, l’élève Minc tente de se faire aussi retors que son maître. Mais n’est pas Sarkozy qui veut. En feignant de s’étonner que sa mesure n’ait pas été promue par le Parti Socialiste, il tente de donner à sa proposition scandaleuse une coloration de justice sociale.
Je pense bien au contraire qu’il est de l’honneur de la gauche de se battre de toutes ses forces pour que Liliane Bettencourt ou le papa d’Alain Minc puissent être couverts jusqu’à leur dernier jour par le système de solidarité qu’on appelle « Sécu » ! Car il est quand même assez indécent que ceux qui ont instauré le « bouclier fiscal » ou allégé fortement les droits de succession soient ceux-là mêmes qui aujourd’hui prennent prétexte du niveau de patrimoine pour limiter l’accès à la solidarité nationale !
Mais la sortie d’Alain Minc était suffisamment préparée pour ne pas croire deux secondes à une improvisation malheureuse de sa part. Sur fond de crise, ses propos n’avaient qu’un seul objectif : préparer les esprits à une prochaine loi sur la dépendance qui fera appel au patrimoine des personnes âgées dépendantes. Toujours rejeté jusqu’ici, y compris dans les rangs de l’UMP, le recours sur succession doit progressivement apparaître comme une mesure « raisonnable ». Par cette provocation, Alain Minc n’a joué là que le rôle du cheval de Troie.
Luc BROUSSY,
Conseiller Général PS du Val d’Oise,
Directeur du Mensuel des Maisons de Retraite
[1] Note de l’Observatoire : depuis, Alain Minc a indiqué qu’il avait gonflé ce chiffre pour les besoins de sa propre démonstration et que le coût réel était plutôt de l’ordre de 10 000 euros. On apprécie à sa juste valeur une telle preuve d’honnêteté intellectuelle...